jeudi 14 avril 2016

Travail et motivation


Sorte de passage obligé propre à pas mal de corps de métier (dont le mien, fatalement), je viens de traverser pour la première fois le "tunnel du crunch". Je suis un cadavre, mais un cadavre heureux.

C’est à la fois satisfaisant et frustrant, sous certains aspects ça booste l’estime de soi ("yay j’ai réussi !") et sous d’autres ça la réduit pas mal ("pourquoi je me dédie à ça ?"). Surtout, au final, ça soulève un tas de questions super intéressantes.

Tout ça m’a donné envie de partager ma vision du crunch : cékoi, quand, pourquoi, comment, est-ce que j’y ai appris des trucs, si oui quoi, faut-il devenir dépressif nihiliste, et quand est-ce qu'on mange.

À noter que cet article n’est pas un post-mortem à proprement parler comme j’en ai fait la fois précédente, parce que la production n’est pas finie mais cette fois je trouve plus intéressant de donner un point de vue à chaud. Donc voilà, ceci est mon middle-mortem du projet SENS ! (ou presque, parce que je ne vais pas parler du projet mais simplement rebondir dessus pour d'autres idées)

Projet sur lequel je travaille avec Red Corner et dont il faut d'ailleurs absolument que je fasse la pub parce qu’il est fabuleux : de l’absurde, et des nouvelles technologies (en l'occurrence la VR). Le jeu est actuellement exposé au Tribeca Film Festival, et toutes les infos nécessaires sont sur son site.

Et je ne dirai rien de plus dessus, ça vous donnera envie de cliquer.



1) Déjà, le crunch, c’est quoi ?


Un crunch, c’est une délicieuse période sucrée et croquante entourée d’une fine couche de chocolat au lait, qui survient habituellement sur la fin de la production d’un projet. Son goût est intense, tellement intense que tu te retrouves à le déguster pendant une dizaine de jours consécutifs où tu ne t’arrêtes pas avant minuit ; mais ça ne compte pas, parce que la notion du temps est totalement effacée par ton obsession de la deadline.

Au final tu y prends goût parce que tu t’y donnes corps et âme, et même si c’est un travail, ça te plonge dans quelque chose qui se retrouverait habituellement davantage dans un jeu ou un sport.

Long story short, pour illustrer l’idée : on est en avril 2016, il y a #NuitDebout, et je me suis surpris à me plaindre du bruit que faisait une manif' contre la loi El-Khomri un dimanche au boulot. Et ça m’a fait rigoler parce que c’est ironique, certes j’ai eu les boules parce qu’il faisait beau et ce jour-là, mais globalement je suis carrément satisfait parce que j’ai avancé et appris des trucs. No regrets !

[Oh et, débat intéressant que j’ai eu récemment : selon les professions, le nom change. Dans le pays lointain du webdesign, ça se dit une charrette et c’est mignon]

*manifestation que je soutiens totalement malgré tout ce que je vais dire. Je suis quand même un être humain oh

Le visage de la mort, et accessoirement un beau placement de produit

2) Est-ce que je suis en train d’appliquer le syndrome de Stockholm au boulot ?


À partir du moment où l’on compare son travail à un jeu (et où on s’expose à quelques regards incompréhensifs), c’est une idée qui émerge forcément de tout ça. But wait : même si le fil de ce raisonnement m’emmène sur cette question tout de suite, il y a plusieurs trucs à clarifier d’abord, donc j’y reviendrai après.

Toujours est-il qu'en effet, ce que je vais essayer de prouver par la suite, c'est que ça n'est pas forcément quelque chose de négatif, et que le verre est à moitié plein, très largement même.

3) En vrai, personne ne le vit aussi bien, sinon tout le monde le ferait


Histoire de faire la part des choses, il faut quand même savoir ce que coûte une telle période avant de se jeter dedans avec optimisme. Ça n'est pas juste "comme une jam ou un hackathon mais en plus long et avec des enjeux réels derrière".

Voilà tout ce qui peut se passer dans la tête d'une personne en crunch :

• Est-ce que je vais y arriver ? Corollaire : est-ce que je vais décevoir ?
• Est-ce que j'ai raison d'y aller à fond ? C'est dangereux non ? si ça se trouve j'ai des limites humaines. Lesquelles ? Est-ce que je vais en découvrir ?
• Est-ce que ça va durer pour toujours ? Il y a des gens pour qui c'est bien pire et bien plus routinier. Comment ils le vivent ? Est-ce que je vais devenir comme eux ?
• Est-ce que je suis en train d'évoluer et de devenir quelqu'un ou quelque chose d'autre ? Est-ce que tout ça va me coûter mes amis et/ou ma famille ?

tl;dr : est-ce qu'une partie de moi va MOURIR


C'est extrêmement dramatique à lire et à écrire mais en vrai ces questions n'existent que fugacement pendant un quart de seconde, puis se collent gentiment dans le background de notre tête jusqu'à ce qu'on puisse souffler, ce qui arrive forcément tôt ou tard (heureusement). Sinon la vie serait très, très triste.

Et c'est une réaction normale et saine parce qu'à ce moment on est sorti de notre zone de confort (et rétrospectivement, ça fait du bien), et aussi parce qu'on a tous déjà vu ou lu des témoignages d'histoires qui ont mal tourné. Et le bout de notre inconscient qui nous dit qu'on est plus trop en sécurité enclenche le mode panique. Mais tout va bien, parce qu'on a d'autres points plus urgentes sur lesquels paniquer

En gros, psychologiquement c'est un petit tunnel, mais le propre d'un tunnel, c'est d'avoir une fin. Donc surtout, et avant tout, c'est un challenge. Et les challenges, c'est cool ! (quand c'est maîtrisé)

1.5) Certaines personnes (dont moi ?) accordent trop d’importance à cette notion


Pourquoi y tient-on autant, au point de lui donner un nom, écrire énormément dessus, et le présenter comme un concept quasi-sacralisé (même si, évidemment et heureusement, c'est ultra-controversé) dans tout un tas d'industries différentes ?

Ce qui saute aux yeux c'est qu'il y a la peur et/ou la méfiance ; le concept de crunch a été médiatisé parce qu'en premier lieu il s'agit de quelque chose qui n'est pas fait par plaisir et qui est juste très gourmand en ressources humaines.
Mais parler de ça ici ne m'intéresse pas (tout le monde le fait déjà, surtout en ce moment). Le fait est que quand on rétroanalyse son crunch il y a aussi un tas d'idées positives qui émergent. Côté réflexion, c'est une mine d'or.

0.4) J'aime apporter de la clarté à mon raisonnement en le numérotant


Déjà, quand on pense "crunch", à différents degrés, inconsciemment tout le monde y voit une forme d'accomplissement. À partir du moment où tu mènes une activité productive régulière (en l’occurrence un travail), tu y cherches de l’épanouissement et tu veux te réaliser dedans. À plus forte raison dans un domaine créatif où on est très loin de la "philosophie bureau", où il faut faire preuve d'une grande force mentale pour ne pas laisser l'habitude de la hiérarchie écraser les ambitions personnelles.
(Dans cette optique-là, être designer ou développeur, c'est vivre en easy mode. Alors si c'est à notre portée, autant en profiter non ?)

À ça s’ajoute un autre bout de ma vision de la société : l’humanité a toujours eu des hobbies et rites initiatiques qui peuvent être vus comme stupides et destructifs. (Désolé mais à un moment il faut quand même l’admettre. Sur ce genre d’aspects on est une espèce animale très très bête, que ce soit pour des raisons de fierté, d'éducation, de conscience de soi et du temps, whatever)

Ceux qui ont vu le début de Game of Thrones auront plein d'exemples concrets en tête.
Comme toute cette confiture de fraise qu'il faut manger pour être accepté chez les Dothraki.

Bref, ces rites existent. Il faut en choisir un ou plusieurs selon l’époque et le pays dans lesquels tu vis. Le rapport que chacun a à ces pratiques, c’est une partie de ce qui le définit ; je ne parle pas d’être systématiquement un mouton et rentrer dans des trips conformistes mais bien de ce qui fait ton originalité. Est-ce qu’en tant que personne tu vas plutôt chercher à les éviter ? À rentrer dedans ? À les faire évoluer ? Dans le cas présent, on cherche une certaine reconnaissance sociale du type "eh regarde, je suis efficace. Souviens-toi de moi !"

Et intérieurement, le mécanisme est présent chez tout le monde, même si évidemment personne ne nous dit ça de façon explicite parce que ce serait la grosse cringe. (Ou plutôt, on connaît tous au moins un mec qui fait ça et on le trouve repoussant. Je me portraye ça avec une chemise à carreaux, des grosses lunettes et un appareil dentaire très voyant)


Cet homme vous rappelle votre course constante à l'approbation sociale.
On le déteste parce qu'au fond, ça pourrait être nous-mêmes. :D

Voilà pourquoi, quand on a réussi à faire une gorge profonde à un sabre devant 4000 personnes, ou quand on vient de boucler une semaine de plus de 70h pour que notre projet soit prêt à être exposé, on a l’impression d’avoir accompli quelque chose de potentiellement utile à notre propre vie. C'est une source de motivation intrinsèque.

Et je trouve ça cool à partir du moment où on se prend au jeu et où on éteint une seconde son esprit ultra-critique ; parce qu’au final, dans l’instant T, on a une occupation, on en est content, et dans certains cas on en retire beaucoup d’autres bénéfices (apprentissage et/ou relations humaines et/ou un tas d’autres trucs qui pavent la deuxième moitié de la pyramide de Maslow).



Bon. Maintenant que je viens accidentellement de balancer un tas d’arguments très dangereux et borderline, qui pourraient aussi bien servir à faire l’apologie du travail forcé, et à cause desquels tout le monde va me taper dessus (à raison), la seconde question s’impose d’autant plus.

2) Alors, syndrome de Stockholm ou pas ?


(Aka « suis-je fou ? » ou « il faut absolument que je nuance mes propos »)

Alors, le truc délicat, c’est que tout ça s’applique à des corps de métier où, en premier lieu, on adore vraiment tout ce qu’on fait, alors que l’idée de Stockholm renvoie à un ravisseur, un méchant ; d’après moi, ce serait stupide de diaboliser le travail au simple motif que c’est un travail.

Peut-être que tout ce que je viens de dire est une sorte de définition des milieux créatifs. Peut-être surtout que tout ça est juste grandement soumis à la subjectivité de chacun (et que par voie de conséquence je suis un monstre et qu’il faut me brûler et/ou m’envoyer dormir).
L'autre chose à prendre en compte, c'est que je n'ai tenu ce rythme que sur une courte période ; j'en ai connu de plus longues, qui m'ont un peu détruit sur plusieurs aspects, et à ces périodes-là j'aurais été bien incapable de tenir ce discours-là sur le moment.

Donc évidemment que toutes ces opinions sont à prendre avec des pincettes. Et surtout, abuser d’une passion, ça existe (je n’enfoncerai jamais assez ce clou), et peut-être que sortir d’un tel piège m’a donné un engouement de fou pour tous mes projets à venir.

WOAH, UNE VRAIE ÉQUIPE, SOUDÉE

WOAH, DU PRODUCING

WOAH, UN CONTRAT, AVEC DE LA LÉGALITÉ


Voilà tout ce qu'il y a derrière le rythme qu'une personne peut s'imposer (et/ou accepter de se faire imposer), et voilà pourquoi dans le fond ce sont des expériences fabuleuses.
Parce que bien souvent, tout ce qu'on peut retirer comme bénéfice de ceci (pendant et après), dans la vraie vie, c’est loiiiiin d’être acquis.