dimanche 28 juin 2015

Exposer son jeu indé, et apprendre la vie en un mois

Hier c'était les remises de prix du concours Hits Playtime 2015 !

Un événement très cool qui s'est déroulé à la Gaîté Lyrique et où chacun est revenu sur un semestre de production de son jeu étudiant. Tout est revisionnable ici.

Des démonstrations qui ont fait écho à pas mal d'autres événements récents où je me suis également retrouvé à exposer mon jeu à leurs côtés, tels que Geekopolis ou Pitch My Game...
Ou encore ce petit truc méconnu à l'autre bout du monde, avec un nom à coucher dehors, genre "Electronic Entertainment Expo" je crois, bref ça n'intéresse personne mais je vais quand même en parler un peu.

En plus c'était vraiment dans un trou paumé...

Donc sur le mois dernier, j'ai vu émerger un tas de projets étudiants et/ou de jeux indé.
Alors, qu'est-ce que j'en retire ?

Conséquence #1 : rencontres et découvertes


Ils sont beaucoup trop nombreux pour pouvoir tous les citer mais ils valent vraiment le coup et certains devraient être sortis sur PC d'ici l'an prochain, c'est toujours sympa de les tester, les feedbacker, les soutenir et enfin se préparer à dire "EH JE LES CONNAISSAIS AVANT" quand ils domineront le monde.

Ce sont des expériences carrément enrichissantes quand on aime fabriquer des jeux en petite team restreinte. Déjà parce que tu rencontres un maximum de monde, et les jeunes indés étrangers, ils sont terriblement balèzes.

Et je suis tombé amoureux de Gardenarium, que je définirais comme un mashup de Journey, Hohokum et Adventure Time.


Conséquence #2 : les feedbacks


Ensuite parce que les gens découvrent ton jeu, voire même, si tu es chanceux, y jouent. Et le cas échéant ils partagent leur ressenti dessus, ce qui peut s'avérer carrément helpful pour la suite de sa conception, surtout quand ils ont le regard innocent d'un enfant tout jeune de 8 ans (comme à Geekopolis), ou d'un enfant moins jeune, genre 60 ans. Il paraît que la Gaîté Lyrique propose un espace où des gens du troisième âge peuvent tester des protos de jeux de petite envergure, et je brûle d'envie d'essayer ça.

Ma vie est accomplie.

Les enfants, c'est imprévisible, et c'est pour ça que je trouve ces occasions assez rigolotes.

Je suis sorti de Geekopolis avec l'idée d'une nouvelle méthodologie de développement pour la mécanique de Kawiteros (le jeu sur lequel je bosse), qui m'a été inspirée par la façon dont une gamine naviguait dans le jeu et expérimentait des trucs.

Elle était haute comme trois pommes, avait cinq ans à tout casser, a pris la manette, et a été celle qui a le mieux compris et maîtrisé le jeu, de tout le public. Elle était assez habituée au contrôleur pour que je la soupçonne d'avoir passé l'an dernier enchaînée dans une cave avec rien d'autre que du pain, de l'eau et un PC avec Super Meat Boy installé dessus.

Bref, cette petite a totalement perfect le prototype du jeu, puis s'est arrêtée d'un coup et a commencé à faire plein de mouvements erratiques dans la mauvaise direction. Alors comme je suis intrigué je m'approche d'elle :
- "Tu sais, la sortie du niveau est juste là à ta droite, tu peux y accéder maintenant que tu as résolu l'énigme"
- "Oui je sais, mais d'abord je veux trouver des glitchs"

...Ok. Dans une quinzaine d'années cette fille ridiculisera Microsoft d'une façon ou d'autre. J'aurais bien cherché à rester en contact avec son papa, mais j'aurais été un gros creep et il aurait probablement appelé la police.

Je ne me suis toujours pas remis de cette rencontre et j'ai réalisé à quel point les gens normaux sont ridicules et insignifiants à côté de génies comme ça.

Conséquence #3 : une guideline précieuse et un long débat avec moi-même, sans queue ni tête (le débat, pas moi-même)


Et enfin il y a la dernière catégorie de testeurs, ceux qu'on a davantage tendance à croiser à l'E3 plutôt qu'à Geekopolis : ceux qui te donnent envie de bosser avec eux et/ou te donnent une batterie de conseils voire d'opportunités pour que ton jeu devienne quelque chose à plus grande échelle.

Pour résumer, tous ces autres projets de Hits Playtime et de l'IndieCade m'ont rappelé un axiome tout con et pourtant tellement capital : il n'y a pas de jeu sans joueur et au fond ceci s'applique à toute démarche créative qui implique un utilisateur final.

Et, tiens, voilà encore une piste pour le vieux débat "le jeu vidéo est-il un art ?" : puisque les jeux sont toujours adressés à un joueur, alors que beaucoup d'artistes font ça pour eux, est-ce que finalement mettre les deux dans la même case ne constitue pas une erreur ? Bon, c'est encore une question qui n'a pas de réponse et je n'ai pas l'intention de m'engouffrer là-dedans (encore), mais je digresse facilement.

On peut creuser ce point de vue en analysant les oeuvres d'art profondément subversives et controversées, mieux connues auprès du public sous le nom de "foutage de gueule" :
• Tu peux faire exposer une toile blanche aléatoirement coulée dans du bitume et tu auras un public.
• À l'échelle du jeu vidéo, créer un fichier .exe qui n'ouvre aucune fenêtre quand tu le lances, ça ne marchera pas.

(L'oeuvre de William Green fait partie de mon top 3 des perles de Tate Modern, et vous pouvez imaginer à quoi ressemblent les deux autres. Et encore, soyons indulgent avec Green, la sienne se défend et il y a une démarche artistique derrière. En résumé : 4/10 would almost buy)

Une vive critique de la société française du vingtième siècle, une société chamboulée par deux Guerres Mondiales et...

Exemple pratique : qu'aurait fait Yves Klein s'il avait été game designer ? Il aurait probablement déposé une mécanique de jeu reposant sur un input seul et un feedback minimaliste. Il se serait peut-être fait connaître pour avoir développé une application qui joue un fa dièse quand le joueur pousse son stick vers la gauche. Mais cela n'aurait pas retenu l'intérêt d'un public. Du moins je crois. J'ai peut-être trop foi en l'humanité. Ou alors à l'inverse, je suis peut-être un petit con irrespectueux de la sensibilité artistique d'autrui. Oublions ça. Je ne suis pas en capacité de juger de la pertinence de ces trucs-là, et je pense que personne ne le peut.

Conséquence #4 : élargir sa vision du game design


Et plus précisément du rational game design. Il y a quelques jours, je trouvais sur Twitter un article de New York University qui a complètement démonté Flappy Bird (dans le sens Ikea du terme, pas de zoophilie ici) pour en exposer chaque paramètre et voir comment évoluait le niveau de difficulté et d'accessibilité du jeu.



[Là c'est le moment où si vous n'êtes pas game designer, la suite de l'article va être chiante. Sorry in advance !]

Le rational game design (RGD) est la méthodologie selon laquelle tout peut être découpé en paramètres (souvent numériques), modifiables un par un de façon à varier l'expérience fournie par un jeu.

L'événement de la Gaîté Lyrique hier, c'était aussi de petites conférences : et lors du talk de Maxence Voleau (replay ici, à 1h12 environ), cette idée a été brièvement évoquée. "Imaginons que je crée un jeu rapidement qui consiste à jeter une balle vers une cible, sur quoi est-ce que je pourrais jouer pour mettre de la variété ?"



Le but était de montrer les process itératifs rapides de création d'un clone d'Angry Birds d'un jeu qui repose par exemple sur une mécanique simple. Ici, il y avait le layout du niveau, le sens dans lequel la faire partir, la quantité de balles simultanées... La liste est virtuellement infinie et on aurait pu en imaginer bien d'autres comme la vitesse, la taille ou le poids de la balle.

À la fin de la démo, il a aussi été rappelé qu'on pouvait sans cesse élargir cette liste en ajoutant d'autres mécaniques qui engendrent d'autres paramètres, comme une inversion de la gravité à l'instant où une cible est atteinte : avec quelle force ? pour combien de temps ?

Voilà, le RGD c'est cool (ça la plupart des designer le savaient déjà), mais il y a un point supplémentaire qui valait vraiment la peine d'être relevé. Un truc grammatical.
Ce petit concept a été pitché en ces mots : "un jeu où l'on peut lancer une balle vers une cible".

Et peu après ce pitch, l'idée de mettre un nombre multiples de balles a été évoquée.

Ce qui m'a intéressé ici, c'est la façon dont l'anatomie du pitch du jeu et sa découpe pour du RGD viennent s'alimenter mutuellement : le pitch, c'est l'art de définir convenablement son jeu en allant droit au but, donc chaque mot compte. Leur fonction grammaticale aussi.

Plus précisément ce talk m'a fait comprendre une guideline cruciale : un bon pitch, c'est un pitch qu'on peut décortiquer pour retrouver les paramètres du RGD du jeu.

Well no, but games are grammar, and I think you'd make a really good designer.


C'est un jeu où l'on peut lancer une balle vers une cible.

Là, j'ai un article indéfini. Je peux en déduire qu'à cet endroit, il y aura probablement une valeur numérique qui va varier au cours du jeu.

C'est un jeu où l'on peut lancer une balle vers une cible.

Et ici, j'ai un verbe. Comme on le dit souvent, un verbe = une interaction entre deux éléments = une mécanique de jeu. C'est le moment de se demander selon quelles modalités ce truc va s'exécuter : avec quelle touche ? souris ou manette ? en maintenant + relâchant, ou en appuyant une fois sur le bouton ? La présence du verbe stipule que ces paramètres existent, mais le pitch ne doit surtout pas les expliciter, sinon il irait trop dans le détail, et ça deviendrait un mauvais pitch.

C'est un jeu où l'on peut lancer une balle vers une cible.

Le choix du sujet n'est pas anodin non plus. Ici, on a mis le focus sur le joueur. Si on avait dit "une balle est lancée vers une cible", on aurait perdu une certaine impression de contrôle, ou peut-être que cela n'aurait pas été la mécanique principale pour le joueur. Si l'on avait dit "une cible est visée par le lancer d'une balle", la tendance naturelle que l'on a à tout recentrer vers le joueur en écoutant un pitch nous aurait peut-être fait penser que le but du jeu est de protéger la cible.

Et une fois de plus, le sujet utilisé ici est un pronom impersonnel, qui laisse donc un doute sur une valeur numérique. Est-ce que le jeu est jouable en multi ? Ça pourrait être un party game où chacun lance la balle à tour de rôle. (Même si, pour le coup, le passer sous silence serait une mauvaise idée et rendrait le pitch ultra-incomplet)

Ce serait génial de découvrir que cette relation entre grammaire du pitch et RGD est systématisable. En bref, je suis peut-être parti un peu loin, mais c'est avec cette longue liste d'outils qu'on peut ensuite entamer le travail itératif dont parle Maxence dans sa conférence. Voilà, donc si par hasard tu lis ceci, merci pour ton talk de samedi !

Remerciements divers :



Laurent Checola, journaliste qui a fondé le concours Hits Playtime il y a quelques temps et grâce à qui les indie wannabe se rencontrent beaucoup plus facilement.

Oscar Barda, game designer qui gère l'espace Jeux Vidéo de la Gaîté Lyrique et permet au public de découvrir ces jeux indés, et a super bien aidé tout le monde à promouvoir ses jeux à l'E3.

Maxence Voleau, game designer que pas mal de mes amis ont eu la chance d'avoir comme prof, et qui m'aura aussi fait couler pas mal d'encre.

Mon carnet #13, parce que les oeuvres de Tate Modern, quand on a pas l'habitude de l'art minimaliste, c'est bien rigolo, et je m'en serais voulu de les oublier. (Le reste de mon top 3, pour info, c'est "Waiting" et "The Burn Hole", et il s'agit précisément de ce que leur nom laisse présager)

• United Airlines, parce que toutes ces heures à réfléchir à la notion de fuseau horaire m'ont donné des idées incroyables.